« En dehors des normes », voilà peut-être une des meilleures définitions du mot “Rabari”. Ce peuple d’éleveurs nomades, des zones arides du Rajasthan et du Gujarat, attire régulièrement l’œil des photographes du monde entier ; il faut dire qu’avec leur silhouette élancée, couronnée d’un très large turban rouge royal, ils ont belle allure. Si l’origine des Rabaris demeure un mystère, leurs traditions elles, même grignotées peu à peu par la société moderne, sont encore bien vivantes.
Certains historiens pensent que le mot « Rabari » provient du persan et signifie un conseiller érudit ; d’autres attribuent ce nom à une tribu ancienne de l’Inde. Il est aussi traduit par « les étrangers », « les passeurs de chemins »… Comme cela, il y a pléthore de définitions.
Celle que j’ai retenue pour ma part est « Rah-bari », c’est-à-dire, « en dehors des lois ou des normes », car ce peuple libre a toujours vécu selon ses propres règles en refusant les influences extérieures.
Une petite anecdote historique illustre ce propos : quand, en 1298 EC, le sultan Alauddin Khilji attaqua Siddhpur (Gujarat) et s’empara du Shiva-lingam du temple de Rudra Mahalaya pour le ramener à Delhi, les Rabaris se transformèrent en guerriers temporaires et combattirent aux côtés du Roi Rajpoute Devda de Sirohi (Rajasthan) pour récupérer le précieux lingam. Ils gagnèrent cette bataille et, depuis ce jour, le lingam trône dans le temple de Saneshwar Mahadev à Sirohi. Le roi, en récompense, leur proposa une partie de l’État de Sirohi. Les Rabaris répondirent qu’ils n’avaient pas besoin de terres, car ils aimaient vivre là où bon leur semblait. Ils auraient pu établir leur propre royaume Rabari à ce moment-là, cependant, ils choisirent la liberté. Le Maharaja de Sirohi voulu tout de même leur rendre hommage en consacrant deux jours en leur honneur les 11 et 12 octobre de chaque année (Bhadra Mas Ajvali).
Bien que leur origine soit identique (voir ci-dessous), on distingue grosso modo deux grands groupes de Rabaris, sur la base de critères géographiques : les Rabaris du Rajasthan (aussi connus sous le nom de Raika, Dewasi, Desai) – habitant surtout la région du Marwar (Jalore, Pali) et du Gowar (Sirohi, Mount Abu) – et les Rabaris du Gujarat (région du Nord, du Saurashtra et de Kutch) appelés tout simplement « Rabari ».
Les deux clans sont eux-mêmes divisés en 133 groupes. Dans la région de Kutch, par exemple, on distingue trois sous-groupes de Rabaris : les Vagadiya, les Kasi et les Dhebariya.
Au Saurashtra, on trouve notamment les Rabari Bhopa (Dwarka) et Sorathi (Gir & Porbandar).
On retrouve aussi les Rabaris au Madhya Pradesh, dans l’Haryana et dans la province de Sindh (Pakistan).
L’origine exacte du peuple Rabari reste encore un mystère et elle est toujours sujette à débat. Certains historiens pensent que les Rabaris sont des descendants de peuples des plateaux iraniens et auraient migré en Inde au 4e siècle dans la région du Marwar (Rajasthan) puis au Gujarat.
Selon Dr Yash Rabari, un étudiant en sciences, passionné par l’histoire de sa communauté (history_of_rabari), les Rabaris se seraient tout d’abord installés dans la région de Kutch, puis auraient migré au Rajasthan et dans les autres parties de l’Inde. Il apporte pour preuve les « Ravs » qui sont les archives généalogiques et l’histoire de la communauté Rabarie. Certains de ces Ravs font mention de Rabaris à Kutch en 45 avant notre ère.
Il est parfois mentionné que les Rabaris ont un lien de parenté avec la caste des guerriers Rajpoutes. Cette hypothèse, reprise aussi dans les légendes (voir plus bas), est fortement réfutée par tous les Rabaris que j’ai interrogés. S’il est vrai que les Rabaris ont parfois combattu aux côtés des Maharajas rajpoutes (on l’a vu plus haut), ils sont bien une communauté à part.
Les Rabaris associent leur origine à la déesse Parvati et à son époux Shiva. La légende comprend de très nombreuses versions, voici l’une d’entre elles :
Pendant que Shiva méditait près d’un lac au Mont Kailash dans l’Himalaya, Parvati façonna dans la glaise plusieurs animaux. Quand Shiva sortit de sa méditation, elle lui demanda de leur insuffler la vie. Parmi ces animaux, l’un avait cinq pattes. Cette cinquième patte, placée sous le ventre de l’animal, étant bien trop encombrante, Shiva la poussa alors vers le haut, créant une bosse sur le dos de l’animal ; ainsi naquit le dromadaire. Mais, libéré de cette vilaine patte, le camélidé devint vite incontrôlable, Shiva créa alors un homme nommé Sambad, pour s’occuper de lui : c’est le premier homme Rabari.
Depuis ce temps, les Rabaris élèvent des dromadaires et considèrent cette occupation comme sacrée car créée par le couple divin.
Par la suite, Sambad épousa une Apsara (créature céleste) nommée « Rai ». Ils eurent un fils et douze filles connus sous le nom « Raika » (signifiant « de Rai »). Les douze filles se marièrent avec douze guerriers rajpoutes, mais comme les mariage inter-caste étaient interdits, les guerriers durent abandonner leur caste pour celle des Raikas. Cette parenté rajpoute telle que racontée dans les « Ravs » n’est pas toujours admise par la communauté Rabarie.
À l’origine, les Rabaris étaient un peuple totalement nomade, éleveurs de dromadaires (et seulement de dromadaires) qui voyageaient de villages en villages pour trouver de nouveaux pâturages et vendre les produits dérivés du camélidé (lait, laine et cuir).
À l’heure actuelle, il ne resterait que 30 % de Rabaris nomades ou plutôt semi-nomades, quittant leur village pendant la saison sèche pour faire paître leur troupeau ; la plupart ont totalement abandonné le mode de vie nomade. Comme dans d’autres pays du monde, le nomadisme est menacé : perte de zones de pâturages, conflits avec les propriétaires terriens et manque de reconnaissance de la société en générale.
L’élevage de dromadaire a également été progressivement dévalorisé en Inde. Les rabaris se sont alors reconvertis dans l’élevage de moutons, de chèvres et de bovins pour pouvoir survivre. En raison de cela, on les qualifie souvent de bergers, une réalité peut-être, mais qui heurte parfois la sensibilité de cette fière communauté. Lors de mes entretiens avec des Rabaris, on m’a gentiment demandé de ne pas utiliser ce terme pour les qualifier.
Il faut savoir qu’en Inde, tout est bien hiérarchisé par « communautés » pour ne pas employer le mot « castes ». Les bergers sont généralement associés aux Gadarias et aux Gurjars, un peuple bien différent des Rabaris.
Il y a autant de coutumes vestimentaires que de sous-groupes de Rabaris, mais on peut dire qu’en général, les hommes Rabaris portent un ensemble blanc immaculé, en coton pur, composé d’une chemise à manches longues (kediya) lacée sur la poitrine et d’un doti (pagne) appelé pacheri ; la tenue est couronnée d’un très large turban rouge royal (ou blanc) de 9 mètres de long qui fait en grande partie le charme et l’élégance de ces hommes.
Lors d’occasions spéciales, la chemise et le doti peuvent être décorés de broderies colorées et parfois un gilet est ajouté ainsi qu’un « khais », un châle posé sur les épaules.
Les bijoux des hommes se composent généralement d’anneaux d’oreilles simples en or ou de clous d’oreille en or portés à l’intérieur de l’oreille appelé « shinshoria » ou sur le dessus des oreilles (« walis »). L’ornement le plus impressionnant est leur collier en or avec un large pendentif flanqué de déités.
À l’origine, ces pendentifs représentaient seulement un homme ou une déesse armés montant un dromadaire (voir image ci-dessus), rappelant le passé guerrier des Rabaris, quand ils furent recrutés par les rois pour combattre l’ennemi.
Un homme Rabari peut être aussi identifié par le bracelet « Kada » en argent massif et la bague qu’il porte. La bague plus représentative est peut-être celle ornée d’un Shiva-lingam entouré de sphères de chaque côté… J’adore !
Du côté des femmes Rabaries, au Rajasthan, elles portent des « ghagras« , des jupes colorées simples à motifs, avec un chemisier assortis (kapdu) et un long voile de couleur vive (chundari).
Ce qui retient le plus l’attention dans leur tenue sont les larges « chourias » en plastique (les bracelets de mariage) d’un ton bleu clair ou blanc qui couvrent tout le haut du bras voire tout le bras. C’est une particularité du Rajasthan, on retrouve aussi ces bracelets dans d’autres communautés.
Les autres ornements sont le mangal sutra et/ou le madalia (les colliers de mariage en or) ainsi que des bracelets de chevilles massifs en argent
Les femmes Rabaries de Kutch (Gujarat) portent également une jupe et un voile, mais généralement dans les tons noirs (cela dépend encore une fois des sous-divisions rabaries) ainsi qu’un chemisier à dos ouvert attaché en haut et en bas, d’aspect simple ou richement brodé dans les couleurs vives. Les femmes âgées ou veuves portent habituellement des tenues entièrement noires.
La couleur noire des vêtements des femmes Rabaries de Kutch proviendrait d’une légende : quand les Rabaris vivaient au Rajasthan, le roi de Jaisalmer tomba follement amoureux d’une belle femme Rabarie, mais sa famille refusa le mariage car les Rabaris ne se mélangent pas avec d’autres castes même s’ils sont de sang royal. Le roi fut si furieux que les Rabaris durent fuir. Cependant, ils furent rattrapés par l’armée du roi et massacrés. La jeune femme, plutôt que de se livrer au roi, pria la Terre Mère de la sauver. La terre s’ouvrit alors sous ses pieds et l’engloutit. Depuis, les Rabaris qui migrèrent vers Kutch portent du noir en signe de deuil.
Petite particularité concernant les ornements des femmes Rabaries de la communauté « Kasi » de Kutch : on les voit souvent porter des boucles d’oreilles de mariage appelées « Nagali » qui tirent leur nom de leur forme enroulée qui rappelle celle du serpent. Ce type de boucles d’oreilles nécessite des lobes d’oreille étirés, procédure qui commence dès l’enfance en insérant des bouchons de bois dans les lobes.
Les boucles d’oreille « suluva » des femmes de la communauté Rabari « Bhopa » de Dwarka sont tout aussi impressionnantes : tout comme les Nagalis, ces boucles d’oreilles sont généralement suspendues à des lobes d’oreilles distendus et portées avec des boucles d’oreilles « Vat » en argent sur le bord extérieur de l’oreillette.
Pendant les festivals et mariages, les tenues des hommes comme des femmes explosent de couleurs avec une profusion de broderies, d’ornements en perles, de parures en or et en argent. Un véritable festin pour les yeux !
Le costume Rabari le plus incroyable qu’il m’ait été donné de voir est celui du marié Vagadiya.
Alors que la tenue de la mariée est un long châle noir en laine qui lui recouvre tout le corps, celle du marié est brodée de couleurs vives de la tête aux pieds avec, en prime, des leds qui clignotent sur les chaussures et sur le turban, tout simplement unique !
Les tatouages, essentiellement portés par les femmes, sont un signe de beauté tout autant que de protection et d’identification ; les tatouages étant différents selon la caste Rabarie. Ils étaient effectués traditionnellement avec du noir de carbone et se portent généralement sur les jambes, les pieds, le visage et sont plus accentués sur le cou, les mains et l’avant-bras.
Cette tradition tend à s’éteindre, la jeune génération préfère s’affranchir de ces marques d’un temps révolu, mais, auparavant, les filles étaient tatouées dès la prime enfance. Ces tatouages étaient censés protéger les enfants du mauvais œil et assurer la fertilité des jeunes femmes.
Les femmes Rabaries de Kutch au Gujarat sont réputées pour leur broderie élaborée. Elles utilisent généralement le point de chaînette avec l’inclusion de miroir (abhla), de perles (moti) et d’appliqué (katab).
Ces broderies étaient auparavant exclusivement destinées au trousseau de mariage et n’étaient effectuées qu’à la main. Comme ce travail était très fastidieux, certaines femmes se sont tournées vers de nouvelles techniques incluant la machine à coudre et l’insertion d’appliqué connu sous le nom de « Hari Jari ».
La créatrice de ce nouvel art est Pabiben qui fut la première femme artisan-entrepreneur de l’état du Gujarat ; son « Pabi Bag » eut un succès fulgurant tant en Inde qu’à l’étranger. Pabiben gère maintenant une équipe de 60 femmes brodeuses-artisans.
Magiben, une autre femme Rabarie de talent et de caractère, a aussi fait sa place dans ce petit monde de la broderie en combinant des techniques ancestrales et modernes. Regardez son histoire (en anglais) dans ce reportage.
La doyenne, Sajnuben Pachan Rabari, quant à elle, transmet cet art aux jeunes générations lors d’ateliers dans son village et dans des écoles de design. Son art s’est aussi exporté jusqu’aux USA où elle a créé, en 2020, une pièce pour le musée des textiles « George Washington ».
On vient de le voir, la broderie est une des façons de perpétuer la culture Rabarie. Mais qu’en est-il de cette nouvelle génération qui a fait de grandes études et/ou part dans les grandes villes indiennes voire à l’étranger pour y travailler ? Que font-ils pour ne pas perdre leur identité Rabarie si particulière ? La société moderne, on le sait, engloutit la culture traditionnelle.
J’ai posé cette même question à plusieurs jeunes Rabaris. Tout d’abord, un point important ressort dans toutes leurs réponses : leur grande fierté de porter le nom de Rabari et la volonté de ne pas perdre cette culture.
Même s’ils admettent que garder cet héritage est un vrai challenge dans la vie moderne, ils s’efforcent de le poursuivre lors d’événements spéciaux (mariages et festivités) lors desquels les coutumes Rabaries sont mises à l’honneur.
Il se trouve aussi que certains festivals comme celui de Sarneshwar Mahadev à Sirohi, Rajasthan, rendent la tenue traditionnelle Rabarie obligatoire pour justement essayer de conserver ces traditions ancestrales.
Côté artistes, certains revendiquent ouvertement leur origine Rabarie comme Geeta Ben Rabari, une jeune femme d’à peine 25 ans devenue célèbre en chantant des chansons traditionnelles en Kutchi, Gujarati et en Rajasthani ainsi que des classiques Bollywood.
Espérons que les Rabaris, tout comme d’autres communautés en Inde, sauront garder leur culture face à l’avancée inéluctable de la société moderne. À suivre dans quelques décennies…
RENCONTREZ LES RABARIS AU RAJASTHAN & GUJARAT
Super !!! Merci !!!
Merci Sam ! Namaskaram ! Mathini