Pour les Bishnoïs, dont les origines remontent au 15e siècle, l’écologie n’a nulle besoin d’être enseignée, elle est innée ; c’est un dharma (devoir) qui, par le passé, les a amenés à sacrifier leur propre vie pour sauver des arbres. En raison de cela, ils sont souvent qualifiés de « premiers environnementalistes de l’Inde ». Au 20e siècle, leur activisme inspira le mouvement « Chipko », formé par un groupe de villageoises de l’Uttarakhand qui s’opposera à l’exploitation commerciale des forêts en « enlaçant les arbres ».
Le bishnoisme a été fondé par Jambhoji ou Jambheshwar ji né d’une famille Rajpoute en 1451 dans le village de Pipasar (district de Nagaur, Rajasthan). Jusqu’à ses 7 ans, il ne prononcera aucun mot, si bien que ses parents pensèrent qu’il était muet. On dit qu’il accomplit un miracle qui lui redonnera la parole.
Pendant les 27 ans qui suivirent, il sera un simple vacher, s’appliquant particulièrement à sa tache tout comme le faisait le seigneur Krishna. Certains Bishnoïs considèrent d’ailleurs Jambheshwar ji comme une réincarnation du seigneur Vishnou.
En 1485, une grande sécheresse touchera gravement le Rajasthan, mettant en lumière la notion d’écosystème et d’interdépendance des êtres vivants.
C’est à ce moment-là, à 34 ans, que Jambheshwar ji quittera son habit de vacher pour la robe safran de renonçant et édictera 29 principes de sagesse de vie qui ont donné naissance au bishnoïsme : en hindi « bis », signifie vingt, et « noï », neuf.
Il voyagera ensuite dans toute l’Inde pendant 51 ans pour diffuser sa connaissance. Ses enseignements, écrits dans une forme poétique, sont contenus dans le livre du nom de Shabadwani comprenant 120 Shabads (vers).
« Celui qui suit honnêtement les 29 préceptes de Jambheshwar ji peut porter le nom de Bishnoï »
Cette religion (ou philosophie pourrait-on parfois penser) bien que basée sur certains principes de l’hindouisme, est ouverte à tout le monde. Il y a une phrase qui résume bien cette tolérance religieuse : « celui qui suit honnêtement les 29 préceptes de Jambhoji, peut porter le nom de Bishnoï ».
Il y a quatre grands axes dans ces principes : la préservation de l’environnement, la compassion pour tous les êtres vivants, l’hygiène personnelle et l’adoration de Dieu.
1 – Observer une mise à l’écart de la mère et du nouveau-né pendant trente jours après l’accouchement, éloignez la mère des activités ménagères.
Ce premier principe édicte une forme de congé maternité. La nouvelle mère se voit offrir un temps de repos après l’accouchement pour pouvoir récupérer.
2 – Dispenser la femme des activités ménagères pendant les cinq premiers jours de ses menstruations.
Ce deuxième principe est pour respecter une certaine hygiène et limiter les désagréments des menstruations. Il faut replacer ce principe dans le contexte de l’époque où il n’y avait pas les mêmes facilités hygiéniques. À l’heure actuelle, les femmes Bishnoïes insérées dans la vie active m’ont avouer ne pas suivre ce principe.
3 – Se baigner tous les jours le matin avant le lever du soleil.
4 – Suivre des règles de vie idéale : modestie, patience, satisfaction et propreté.
5 – Prier deux fois par jour (matin et soir).
6 – Faire l’éloge de Dieu, Vishan, le soir avec un Aarti (hymne).
7 – Exécuter un Yajna (Havan) avec des sentiments de dévotion et d’amour.
8 – Utiliser de l’eau filtrée, le lait et le bois de chauffage doivent être soigneusement nettoyés (le bois ne doit pas contenir d’organismes vivants).
9 – Prononcer des mots purs et sincères.
10 – Pratiquer le pardon et la bonté du cœur.
11 – Pratiquer la compassion.
12 – Ne pas voler et ne pas avoir l’intention de le faire.
13 – Ne pas dénigrer.
14 – Ne pas mentir.
15 – Ne pas se livrer à des disputes, des débats houleux ou conflits.
16 – Jeûner pendant Amavasya (la nouvelle lune).
17 – Adorer et réciter le nom du Seigneur Vishnou avec adoration.
18 – Être compatissant envers tous les êtres vivants, leur donner de l’amour.
19 – Ne pas couper les arbres verts, protéger l’environnement.
Les Bishnoïs, contrairement aux hindous, n’incinèrent pas leurs morts pour faire l’économie du bois pour la crémation. Ils n’utilisent pas non plus de cercueils, mais mettent leurs morts directement en terre enveloppés d’un simple linceul. Ils ne ramassent que du bois mort. Même un menuisier attend patiemment que l’arbre tombe.
20 – Se tenir à l’écart de la luxure, de la colère, de la cupidité et de l’attachement. Utiliser la force pour les bonnes causes et se battre pour la justice jusqu’au dernier souffle.
21 – Cuisiner soi-même et ne pas conserver la nourriture dans des conditions impures.
22 – Offrir un abri aux animaux abandonnés pour éviter qu’ils ne soient menés à l’abattoir.
Les Bishnoïs sont tenus de réserver un dixième de leur récolte céréalière pour l’alimentation de la faune locale, des greniers à grains se trouvent à côté de certains temples. Bien avant que la récupération des eaux de pluie ne soit dans l’air du temps, cette communauté construisait déjà des réservoirs partout où cela était nécessaire pour lutter contre la pénurie d’eau.
Un des principes fondamentaux des Bishnoïs est « Amar Rakhave That » qui signifie fournir un abri aux animaux abandonnés afin qu’ils puissent vivre le reste de leur vie dans de bonnes conditions.
23 – Ne pas stériliser les taureaux.
24 – Ne pas consommer ou faire le commerce d’opium.
25 – Ne pas consommer du tabac et ses dérivés.
26 – Ne pas consommer ni vendre du cannabis.
27 – Ne pas boire ni vendre de l’alcool.
28 – Ne pas manger de viande.
29 – Ne pas utiliser de vêtements teints avec la couleur bleue issue des végétaux.
À l’époque où ces principes étaient rédigés, la couleur bleue était extraite de la plante indigo. Si l’indigo est planté en continu, il réduit la fertilité du sol et la terre devient stérile.
Les Bishnoïs sont surtout présents dans l’état du Rajasthan, majoritairement dans les régions de Jodhpur et de Bikaner et, dans une moindre mesure, dans l’état voisin de l’Haryana. Cette communauté, qui compte moins d’un million de membres, vivait autrefois dans des villages isolés, mais, depuis quelques décennies, avec le développement de l’éducation, ils ont délaissé l’agriculture et sont de plus en plus nombreux à s’être installés en ville.
Les Bishnoïs dans leurs huttes au toit de chaume n’est plus qu’une image d’Epinal : oui, il y a bien encore quelques villages traditionnels, mais très peu. Tout comme d’autres communautés en Inde, une grande majorité des Bishnoïs ont opté pour des maisons modernes et, à ce que j’ai pu voir, mènent une vie plutôt confortable.
La couleur des vêtements telle qu’édictée par Jambheshwar ji, est rouge ou orange vif pour les femmes qui sont « sources de vie », et blanc pour les hommes comme « symbole de dévotion ». Le bleu des végétaux, comme on l’a vu plus haut, est proscrit, cependant la société moderne et l’influence de la mode l’emportent souvent sur ce principe.
Les femmes Bishnoïes portent généralement le « poshak », la tenue traditionnelle rajpoute composée de quatre parties : le kanchali (un corsage), le kurti (une tunique courte portée par-dessus le Kanchali), le ghagra (une longue jupe) et l’odhani (long voile transparent de 2,5 m porté sur la tête).
Les bijoux des femmes sont également de signature rajpoute avec, entre autres, un collier ras de cou, un « timaniya », un large pendentif en or attaché à un collier en perle et un « nath », une boucle de nez à chaîne qui a un design bien spécifique aux Bishnoïs, en forme de demi-soleil ou de demi-lune, dont je n’ai pas pu trouver la signification (à supposer qu’il y en ait une).
La gazelle indienne, ou chinkara (Gazella bennettii), est particulièrement vénérée par les Bishnoïs. Les femmes Bishnoïes ont une longue tradition d’allaiter des faons orphelins comme leurs propres enfants. Il peut arriver qu’elles le fassent encore de nos jours, mais ne pensez pas trouver cela dans chaque maison. Cela reste un fait rare.
« Si un arbre peut être sauvé, même en sacrifiant sa propre vie, cela en vaut la peine ». Vers 69 du Shabadwani
Tout est dit.
Cette volonté de sauvegarder l’environnement au prix de sa vie s’est tristement illustrée lors du massacre de 1730, un point de repère de l’activisme des Bishnoïs.
À cette époque, le Maharana Abhai Singh de Jodhpur désireux de construire un nouveau palais, donna l’ordre d’abattre une centaine d’arbres dans la région de Khejarli au Rajasthan. Cette région, c’est celle des Bishnoïs et de leurs arbres sacrés, les Khejris.
À l’arrivée des troupes du roi et voyant que le Maharana ne renoncerait pas à ses plans, une femme de la communauté, Amrita Devi Bishnoï, suivie de ses filles et de plusieurs autres femmes du village enlacèrent les arbres. D’autres villageois se joignirent aussi à cette opposition pacifique.
Les soldats du roi ne se laissant pas intimider firent tomber, à coups de hache, les arbres et leurs opposants. 363 membres de la communauté Bishnoïe y laissèrent leur vie. Le roi, devant l’ampleur du massacre, sera pris de remords et demandera à ce que, dorénavant, les préceptes des Bishnoïs soient respectés.
S’inspirant de cet événement douloureux, Sunder Lal Bahuguna, un environnementaliste de l’Uttarakhand créera, en 1970, le mouvement Chipko (littéralement « se coller à »), composé essentiellement de femmes. En se « collant aux arbres », de simples villageoises, souvent illettrées, gagneront de multiples batailles contre des groupes d’exploitants forestiers puissants bien décidés à décimer des zones entières de forêt.
Le Chipko donnera naissance à des résistances du même genre dans toute l’Inde, notamment l’Appiko Chaluvali (1983) dans le Karnataka contre la déforestation de la chaîne de Sahyadri des ghâts occidentaux et le Jungle Bachao Andolan (1982) dans l’actuel Jharkhand et Bihar contre le remplacement des arbres originaires « sal » par des arbres teck destinés à être commercialisés.
Ce mouvement non-violent se répandra bien au-delà des frontières de l’Inde, dans toute l’Asie, mais également en Occident. Le mouvement des « tree-hunger » trouve ses racines dans la lutte environnementale des Bishnoïs.
« Si vous êtes un braconnier, la pire chose qui puisse vous arriver est d’être attrapé par un Bishnoï. » Dicton Bishnoï
Les Bishnoïs, en véritables justiciers de l’environnement, n’hésitent pas à arpenter les couloirs des cours de justice pour revendiquer leurs droits et n’épargnent personne : en 1998, ils s’attaqueront à Salman Khan, la mégastar Bollywood, accusé d’avoir abattu plusieurs antilopes cervicapra au cours d’une chasse illégale. Cela fit grand bruit dans toute l’Inde.
En 2018, l’acteur est condamné à 5 ans de prison et, même si cette peine n’a jamais été appliquée, cet événement donne un avertissement aux braconniers : les Bishnoïs ne feront aucune exception et ne lâcheront rien pour défendre l’environnement.
En 1999, suite à cette action en justice, la communauté Bishnoïe comprit le besoin de s’organiser pour continuer leur lutte environnementale de façon efficace. L’ONG « Bishnoi Tiger Force » (BTF) fut ainsi créée ; elle a une fonction de sensibilisation, d’éducation, de protection et travaille également main dans la main avec le service forestier, les informant notamment des chasses illégales.
Sans les Bishnoïs, Il est fort probable que l’Antilope cervicapra (daim noir) et la Chinkara, la gazelle indienne, qui relèvent de l’article 9 de la « Wildlife Protection Act de 1972 » (haute protection) auraient disparues.
Motivé par le sacrifice des Bishnoïs de 1730, le gouvernement indien instaurera en 2001, le prix « Amrita Devi Bishnoi Smrithi Paryavaran » décerné aux individus ou aux communautés ayant accompli un travail exemplaire et significatif pour la protection environnementale du pays.
Vénéré comme shami pendant la période védique, le Khejri (prosopis cineraria), arbre emblème du Rajasthan, est aussi l’arbre le plus sacré des Bishnoïs. Ce végétal à feuilles persistantes n’a pas été choisi au hasard : il joue en effet un rôle vital dans la préservation de l’écosystème des régions arides et semi-arides. C’est un arbre essentiel pour les peuples du désert du Thar.
Le Khejri peut résister à des conditions climatiques extrêmes là où peu de végétaux peuvent survivre. Il procure de l’ombre et un fourrage nutritif aux herbivores et son système racinaire rend le sol fertile en fixant l’azote atmosphérique.
En médecine ayurvédique, il est utilisé, entre autres, comme traitement des ulcères, de l’arthrite et des morsures de scorpion.
En raison de ses propriétés multiples, le Khejri est aussi appelé le « roi du désert » ou « l’arbre merveilleux ».
Les Bishnoïs suivent en général le calendrier des fêtes hindoues, viennent s’ajouter des jours de jeûnes et trois « mélas » (foires) spécifiques à leur communauté.
La nouvelle lune (Amavasya dans le calendrier hindou) est considérée comme un jour saint par les Bishnoïs. Ils sont censés jeûner pendant cette journée (c’est l’un des 29 préceptes de Jambhoji).
Celle du mois de Falgun (généralement en février ou en mars) est considérée comme la plus sacrée, c’est pendant cet Amavasya qu’est organisée l’une de deux mélas Jambheshwar.
La « Jambheshwar ou Mukam méla » est organisée en mémoire de Sri Jambheshwar Ji, le fondateur du Bishnoisme. C’est là qu’il a médité pendant 7 ans et est décédé en 1536.
Elle se tient deux fois par an dans le village de Mukam, près de Nokha, à 80 km de Bikaner. La plus grande foire a lieu en février ou en mars (Falgun Amavasya) et regroupe jusqu’à 500 000 fidèles de nombreux états, la plus petite se tient en octobre (Ashwin Amavasya).
Lors de ces mélas, les fidèles visitent généralement le village de Pipasar (lieu de naissance du saint) et viennent se recueillir dans le temple de Mukam, construit sur le Mahasamadhi (tombeau) de Sri Jambheshwar Ji ainsi que dans celui situé sur la dune de sable de Samrathal Dora où le saint a donné son initiation, à quelques kilomètres du premier temple.
Autour des deux temples de larges « havan » ou feux sacrés sont dressés, autour desquels les fidèles processionnent et y lancent des offrandes sous forme de noix de coco et de ghi (beurre clarifié).
« Construire des dunes pour briser le vent et sauver la biodiversité »
Pendant la foire de Jambheshwar, une autre tradition consiste à prendre du sable provenant du pied de la dune de Samrathal Dora pour le déposer en son sommet afin de construire plusieurs autres dunes de sable près du temple. Ainsi, les fidèles suivent-ils un des enseignements de Jambhoji énonçant qu’il faut « construire des dunes pour briser le vent et sauver la biodiversité »
La foire est aussi l’occasion pour les ruraux de vendre et d’acheter des articles pour leur utilisation quotidienne.
A 30 kilomètres au sud-est de la ville de Jodhpur, se trouve le village du nom de Khejarli, dérivé des arbres Khejri qui étaient autrefois abondants dans la région.
Là, pendant le mois de Bhadra (août ou septembre dans notre calendrier grégorien), se tient la foire du même nom en mémoire d’Amrita Devi Bishnoï et des 362 autres martyrs qui ont sacrifié leur vie en 1730.
Un mémorial en pierre s’élevant vers le ciel marque l’emplacement du massacre, il est posé près d’un petit temple où les fidèles viennent se recueillir.
Un peu plus loin, un nouveau temple a été récemment achevé. C’est un édifice élégant en grès rouge surmonté de trois dômes, avec trois arches de style jaïn à l’entrée. L’intérieur est sobre avec des panneaux sculptés représentant des scènes du massacre de 1730 et une fresque dans les tons pastel et or sur le dôme principal.
Pendant la foire de Khejarli, on trouve les mêmes rituels du feu que celle de Jambheshwar et quelques stands marchands.
À cette occasion, chaque famille a pour tradition d’acheter un petit arbre pour le planter autour de leur maison. C’est une façon de rendre hommage aux victimes de 1730.
Mes remerciements à Khamu Ram Bishnoï pour avoir pris le temps de nous emmener sur les lieux phares du bishnoisme et à Lokesh Bishnoï pour avoir répondu patiemment à mes questions.