Pithora, les peintures rituelles des Rathwas

Une peinture Pithora, même reproduite sur une toile, est avant tout considérée comme un rituel sacré. Elle est effectuée par le peuple adivasi Rathwa des districts de Chhota Udepur et de Panchmahal au Gujarat. Ces fresques naïves colorées, qui semblent appartenir à des temps millénaires, illustrent la mythologie et la vie ordinaire des Rathwas.


Pithoro, la déité centrale Rathwa


Il y a encore beaucoup d’incertitudes sur l’origine de l’art-rituel pithora et les influences qu’il aurait absorbées. Certains historiens les font remonter aux peintures rupestres des grottes préhistoriques avec une assimilation dans la cosmogonie Rathwa de certaines déités du panthéon hindou (les dieux Indra ou Ganesha par exemple).

Peintures rupestres des grottes de Bhimbetka dans le Madhya Pradesh | Crédit : Frédéric Soltan/Corbis, via Getty Images

Les peintures pithora tournent principalement autour de l’histoire du dieu Rathwa « Pithoro » ou « Baba Pithoro », qui a donné son nom à cet art-rituel.

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Baba Ind, au centre, dieu de la pluie et protecteur des animaux

L’histoire raconte que Pithoro est l’enfant illégitime de Kali Koyal et du roi Kunjul (Kundu Rano). Kali Koyal est une des sept sœurs du dieu Indra* (Baba Ind). Pour ne pas subir le courroux son frère, Kali Koyal posa le nouveau-né dans un lotus sur la rivière Yamuna. Il fut miraculeusement recueilli par sa propre sœur Kajal qui l’éduqua comme son propre enfant. Alors que Pithoro était en âge de se marier, il voulut retrouver ses parents biologiques. Quand son identité fut révélée et que Baba Ind reconnut son neveu, il organisa un mariage en grande pompe et invita tous les dieux et déesses.

*Baba Ind est le dieu de la pluie et protecteur des animaux dans la cosmologie Rathwa

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La procession de mariage de Pithoro et Pithori est au centre de la fresque

C’est cette procession de mariage qui est peinte au centre de la fresque.

On y voit Pithoro sur son cheval tenant une perruche dans la main gauche et sa reine « Pithori », juste derrière avec un éventail à la main. Pour les Rathwas, Baba Pithoro symbolise toutes les créations de l’univers.

Pithori est la fille d’Abho Kunbi et de Mathari, le couple de fermiers qu’on aperçoit au bas de la peinture. Selon la mythologie Rathwa, ils sont les créateurs de l’agriculture et des activités de la ferme. Pithori est implorée en cas de sécheresse.

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De gauche à droite : Rani Kajal portant une peigne, Pithoro et Pithori

Dans la procession, on aperçoit aussi Rani Kajal, la mère adoptive de Pithoro, tenant un peigne dans sa main gauche. Elle se tient devant Pithoro, montrant l’importance de cette déesse. Elle est, en effet, vénérée comme une « Kuldevi » ou déesse tutélaire par les Rathwas.

Le dieu Baba Ganeh est le dernier de la procession, souvent peint en bleu et tenant un « Houkah », un narguilé.

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Baba Ganeh avec son narguilé
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La propriétaire de la maison se tenant devant une ancienne fresque pithora (la procession de mariage)

L’élaboration d’une peinture Pithora


Le pithora est commandé par les « ghardhanis », littéralement les propriétaires de la maison, en signe de gratitude envers Pithoro, après qu’un vœu se soit réalisé.

La peinture est réalisée sur les trois pans du « Raj bhit », le mur royal. Il se trouve généralement dans une pièce avec une véranda qui ouvre sur la cuisine.

La légende raconte que, dans son enfance, Pithoro s’est caché dans ce mur et l’a choisi comme son siège ; c’est sur ce même mur que les deux sœurs Lakhari et Jokhari (voir plus bas) ont écrit l’avenir du jeune dieu.

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Anciennes fresques Pithora dans une maison traditionnelle Rathwa près de Chhota Udepur. La porte à droite ouvre sur la cuisine.

Les trois pans du mur sont d’abord recouverts d’une première couche composée de bouse mélangée à de la terre puis d’une seconde couche à base d’argile blanche (pandu). Traditionnellement, cet enduit est appliqué par les femmes non mariées du foyer, appelées « Pandhuda Lavu ».

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Une autre maison Rathwa près de Chhota Udepur avec une fresque récente

Le processus du Pithora est ensuite entièrement orchestré par le « badwa », une sorte de chaman Rathwa. La famille le contacte lorsqu’elle souhaite initier la peinture rituelle. Une fois que le badwa fixe la date propice, les « lakharas », les artistes-peintres (des hommes seulement), sont conviés.

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Le lakhara Masing bhai et son épouse devant leur maison près de Chhota Udepur, Gujarat

Les lakharas tracent tout d’abord le « him », une frontière constituée de motifs géométriques triangulaires, avec une entrée ronde connue sous le nom de « jhanpo ». Les quatre coins sont censés représenter les quatre extrémités de la terre.

Les artistes-peintres dessinent ensuite les chevaux, motifs récurrents du Pithora, puis les dieux et déesses posés sur ces chevaux et ainsi de suite. Baba Ganeh avec son « houkah » est la première déité à être peinte.

Des chants et des incantations accompagnent la création du Pithora.

Toile représentant le « him » ou frontière de la peinture Pithora, dessiné en tout premier

Traditionnellement les lakharas utilisent des tiges de bambou comme pinceaux ainsi que des pigments naturels mélangés au mahudo (l’alcool issu de l’arbre Mahua) et au lait de vache pour les différentes couleurs.

Naran bhai, lakhara junior, peignant le premier cheval du dieu Baba Ganeh sur une toile

Quand le Pithora est achevé, une chèvre est sacrifiée devant le « mur royal ». Le prêtre Badwa, muni d’une épée, entre alors en transe et inspecte la fresque. À ce moment-là, les Rathwas considèrent que c’est le dieu Pithoro qui se manifeste à travers son corps. Le Badwa énonce alors les histoires des dieux et fait des prédictions sur la famille. Si la fresque présente des défauts ou que des éléments manquent, il les pointe de son épée. Les lakharas devront alors faire les rectifications nécessaires.

Ce rituel final donne vie en quelque sorte à la fresque ; elle sera maintenant perçue comme un membre de la famille. À chaqueévénement spécial, festival ou rites de passage, des offrandes seront présentées à Baba Pithoro.

À chaque occasion spéciale, des offrandes sont présentées devant le Pithora. Ici lors de Holi, offrandes de riz soufflé et d’alcool Mahudo(dans la bouteille)

Les différents motifs du Pithora


Difficile de donner une explication exhaustive des différents éléments représentés sur un Pithora, car il y en a plus d’une centaine et ils peuvent changer selon les lakharas, chacun ayant sa propre signature artistique. Je me limiterais donc aux principaux motifs.

Un pithora reproduit sur une toile, on peut y voir, à plat, les différentes partie de la peinture. Le premier pan du mur à gauche, le pan principal au centre et le dernier pan à droite

Le pan principal (en face) qui ouvre sur la cuisine est divisé en trois sections horizontales : la partie « céleste », la procession de mariage et la section liée à la terre.

La partie supérieure représente en quelque sorte le monde des dieux. Le dieu-soleil (Huriya dev) et la déesse-lune (Handaryo Dev) sont peints dans le coin gauche. Ce sont les gardiens universels de la terre.

Juste à côté ou en dessous, un curieux dessin montre un tigre qui s’accroche à une toile d’araignée. L’araignée est « Mamo Karodiyo » l’oncle maternel de Baba Pithoro. À l’aide de sa toile, il a un jour aidé Pithoro à rejoindre Baba Ind dans le royaume des dieux.

En haut, dans le coin gauche, le dieu-soleil (Huriya dev) et la déesse-lune (Handaryo Dev). À côté, l’araignée Mamo Karodiyo, l’oncle maternel de Baba Pithoro.

Toujours dans cette même partie de la fresque, dans le coin supérieur droit, on aperçoit Hadhol sur son cheval bleu qui est un messager des dieux.

On y voit aussi, dans un arbre, un oiseau noir tenant dans son bec un scorpion (petit clin d’œil à La Fontaine). Cet oiseau est un Koyal, un coucou, dont le chant fait partie des sons typiques de l’Inde en même temps que les klaxons. Il représente la déesse Kali Koyal, la mère adoptive de Pithoro. Je n’ai pas encore obtenu la signification du scorpion, même de la part de mes amis lakharas… À suivre donc…

Dans ce même arbre se trouve kikiyari, le hibou messager des éclipses solaires et lunaires.

Dans la côté supérieur gauche, Hadol sur son cheval bleu et le Koyal, le coucou noir indien, représentant la déesse Kali Koyal, mère adoptive de Pithoro.

Au centre de la partie supérieure de la fresque, deux femmes sont assises : ce sont les sœurs Lakhari et Jokhari, des voyantes. Ce sont elles qui ont écrit le futur du jeune dieu Pithoro sur le mur.

Juste à côté à droite, on aperçoit le dieu du bétail, juché sur son dromadaire. Kaman, le dieu de la chasse est représenté avec un arc.

Les soeurs Lakhari and Jokhari (assises à gauche) écrivant leurs prédictions et le dieu du bétail sur son dromadaire (à droite)

Entre le coin gauche et droit du haut de la fresque, cinq chevaux sans cavaliers (Purvaj na Panch Ghoda) sont censés représenter les ancêtres de la famille.

La deuxième section, au centre est celle de la procession du mariage de Pithoro comme vu plus haut. La ligne ondulée au-dessus des chevaux représenterait soit une guirlande, une rivière ou la frontière symbolique du village. 

La troisième section de la fresque pithora (en bas)

La troisième section du pithora, en bas, est celle liée à la terre. Elle décrit la vie quotidienne des Rathwas qui sont à l’origine des fermiers. On y voit donc, entre autres, le travail des champs, l’élevage, la chasse, le barattage du beurre, la collecte de miel et bien sûr la fabrication du Mahudo et du Tari, les boissons alcoolisées des Rathwas (que l’on retrouvent aussi chez les adivasis du Bastar).

La collecte du Tari sur les palmiers, la récolte de miel, la fabrication du Mahudo et l’acte sexuel extra-marital de Kali Koyal et du roi Kunjul (dans le coin droit)

Dans cette troisième partie de la fresque, deux autres personnages sortent du lot : le « Raja Bhoj » sur son éléphant bleu (au centre) et le « Baar Matha no Dhani », un homme à douze têtes.

Raja Bhoj au centre sur son éléphant bleu qui s’occupe de l’agriculture et du bétail sur terre.

Raja Bhoj était un grand roi très bienveillant envers ses sujets. Il est toujours représenté posé sur un éléphant. Raja Bhoj s’occupe de l’agriculture et du bétail.

Baar Matha no Dhani (littéralement « l’illuminé aux 12 têtes ») est un personnage curieux doté effectivement de douze têtes et qui tient Nagdev (le seigneur des serpents) dans ses mains. Certains érudits pensent qu’il y a là une corrélation avec Ravana de l’épopée du Ramayana ; pour les Rathwas, c’est une divinité indigène qui les protège dans les 12 directions. Il possède une connaissance de l’univers entier et protège tous les organismes vivants.

A droite, le personnage « Baar Matha no Dhani » avec ses 12 têtes

Les deux murs latéraux, sont recouverts en grande partie par des chevaux représentant les ancêtres et de valeureux guerriers (Saval Dharmi Ghoda). Des éléments contemporains comme des avions, voitures, trains viennent aussi trouver leur place dans ce tableau.

L’acte extra-marital de Kali Koyal et du roi Kunjul est parfois montré dans une des côtés latéraux du tableau.

Le lakhara Masing bhai posant devant le mur latéral droit du pithora où sont dessinés des motifs contemporains, train et voitures.

Parmi les valeureux guerriers, on trouve « Nakti Bhuten » qui est représenté sur un cheval blanc ou non peint, placé dans le coin en haut du mur latéral gauche. Il est le puissant protecteur de la maison.

Les chevaux du côté latéral droit du mur qui représentent les ancêtres et de valeureux guerriers

Le Pithora dans la société moderne indienne


Il ne reste, à l’heure actuelle, qu’une poignée de lakharas. Tout comme je le mentionnais pour les Bhils et leur théâtre-folk Gavari, les arts traditionnels se perdent lentement en Inde. La jeune génération est peu motivée économiquement pour reprendre le flambeau et migre souvent dans les grandes villes.

Il y a bien quelques mesures mises en place par le gouvernement comme le classement par exemple de l’art Pithora en tant qu’indication géographique protégée depuis 2021. Il faudra sûrement d’autres initiatives pour sauver cet art rituel et, surtout, une volonté forte du peuple Rathwa lui-même.

Mansing Bhai et son petit-fils Naran Bhai qui a repris le flambeau familial

La famille Rathwa que j’ai rencontrée lors de ce reportage est une exception, ils sont lakharas de père en fils depuis cinq générations. Le dernier lakhara, de 21 ans seulement, Naran Bhai, a été invité dans plusieurs salons internationaux pour promouvoir le Pithora qu’il couche sur des toiles. Peut-être est-ce une façon de sauver cet art, n’en déplaise aux puristes qui souhaitent garder le Pithora sur les murs seulement.

Le père de Naran Bhai, Hari Bhai, dans son atelier (on y voit aussi les arcs des Rathwas)

>>>> Si vous souhaitez contribuer à la sauvegarde de cet art-rituel et commander une toile Pithora peinte par la famille Mansing Bhai Rathwa, merci de me contacter.


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6 Comments on “Pithora, les peintures rituelles des Rathwas”

  1. Un grand merci pour toutes ces précisions sur l’art pithora.
    Je dois me rendre au Gujarat en mars 2024 avec TUI) et la visite de Chhota Udepur est à notre programme. J’espère pouvoir y rencontrer Naran Bhai ou Mansing Bhai et acquérir une de leurs toiles.

    • Namaskaram Josyane, merci pour votre message ! Les Rathwas comme tous les autres peuples de l’Inde sont fascinants ! Une prochaine fois, peut-être voyagerez-vous avec nous ? https://mathinitravel.com
      Bien cordialement,
      Mathini

  2. Merci pour ce récit de l’art-rituel Pithora. J’ai visité la famille en février 2017 mais Mansing Bhai était absent ce jour là, je l’ai rencontré le lendemain au marché de Chhota Udepur. Je n’ai pu acheter une toile car c’était juste au moment du changement des anciens billets de 500 et 1000 roupies en nouveaux billets de 500 et 2000 roupies, il était très difficile de changer de l’argent. J’ai adoré la visite des maisons peintes ainsi que le petit musée à Chhota Udepur.

    • Bonjour Gisèle, merci pour votre message. Peut-être irez-vous en personne acheter une toile sinon si je peux demander à Naran Bhai de vous en envoyer une. Namaskaram 🙂

      • J’espère effectivement retourner voir ces personnes, pourquoi pas au moment du festival l’année prochaine si tout va bien (il faut être prudent avec les projets aujourd’hui). Je reviendrai vers vous si cela se confirme.

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