En vous baladant dans les villes du Rajasthan, peut-être avez-vous déjà remarqué cette décoration pentagonale en bois placée au-dessus de la porte d’entrée d’une maison. Appelé « Toran » ou « Torana », cet élément fait partie intégrante des cérémonies du mariage hindou et, sous son aspect simple, a une forte symbolique.
Le Toran est associé à une légende populaire, comme c’est souvent le cas en Inde.
On raconte que, dans les temps anciens, il y avait un démon nommé Toran, qui prenait la forme d’un perroquet et attendait patiemment à l’entrée de la maison de la future mariée. Lorsque le fiancé tentait d’entrer dans la maison de sa fiancée pour finaliser la cérémonie du mariage, l’oiseau-démon se jetait sur lui et prenait possession de son corps puis épousait la mariée.
L’histoire se répéta ainsi pendant longtemps jusqu’à ce qu’un prince averti démasquât le volatile et le terrassât.
On dit que depuis ces temps-là, la famille de la future mariée accroche un Toran décoré de perroquets (symbolisant le démon) au-dessus de leur porte d’entrée avant la cérémonie de mariage.
Lors de la dernière étape du mariage (voir mon article sur le mariage Rajasthanais), le futur marié, précédé d’une procession, part sur le lieu du mariage à cheval (baraat) ou à dos d’éléphant pour les familles les plus aisées. Avant d’entrer dans ce lieu*, le marié touche sept fois le Toran à l’aide d’une branche de neem et/ou d’une épée.
Cette action est censée recréer la mort (marana) du perroquet-démon et permet de démarrer le mariage sous de bons auspices.
*Le lieu du mariage est traditionnellement la maison de la fiancée. De nos jours, les mariages sont le plus souvent organisés à l’extérieur pour pouvoir accommoder un plus grand nombre de personnes. Le Toran est alors disposé à l’entrée du hall de réception, puis sera accroché sur la porte principale de la belle-famille du marié.
Cette légende puise ses racines dans une réalité un peu moins resplendissante qui avait cours dans l’Inde médiévale. Il arrivait en effet très fréquemment que la fiancée soit enlevée par un autre prétendant et qu’elle soit mariée de force, salissant à tout jamais la réputation de la jeune femme ainsi que celle de sa famille. Le Toran était donc autrefois utilisé pour conjurer le mauvais sort en tuant symboliquement le « perroquet-imposteur-ravisseur ». Même si heureusement les temps ont changé, la tradition perdure encore aujourd’hui.
Ce n’est pas par hasard si le perroquet, ou plus précisément la perruche, (suka en Hindi) est utilisé dans le Toran. C’est un élément récurrent dans l’imagerie de l’hindouisme.
Selon la mythologie hindoue, le perroquet, est l’animal domestique de Kama, le dieu de l’amour, de la séduction et du plaisir charnel. Aussi, dans certains cas, le perroquet a une très forte connotation sexuelle.
Pour illustrer mon propos, je me réfère ici au cycle d’histoires « Suka-Saptati » ou les 70 fables du perroquet, un fameux exemple de littérature classique indienne du 12e siècle au contenu grivois et décomplexé. En voici un extrait :
« Le meilleur de tous les lits pour les amoureux est plus haut sur les côtés et enfoncé au centre ; ainsi, de plus, il supportera mieux les soubresauts de la passion du couple.
Le lit moyen est plat, aussi la nuit se passe avec peu de contact entre les deux corps.
Le pire des lits est bombé au centre et ses deux côtés s’inclinent vers le bas ; même les experts de cet art ne peuvent y faire l’amour en continu » (cette dernière phase me fait particulièrement sourire !).
Dans ce recueil, les histoires sont racontées par un perroquet de compagnie à sa jeune maîtresse, Prabhavati, dans le but de la distraire et de l’empêcher de rencontrer son amant pendant l’absence de son mari parti en voyage à l’étranger. Pendant soixante-dix nuits, l’oiseau retient l’héroïne à la maison avec des récits croustillants de liaisons illicites et les complications qui s’ensuivent.
En Inde du Sud, le perroquet est un des attributs des déesses Meenakshi et Kamakshi (deux formes de Parvati), ainsi que d’Andal (avatar de Lakshmi), la seule femme parmi les douze saints Alvar du Tamil Nadu.
Le perroquet, dans ce cas, est non seulement un messager de l’amour divin (le perroquet d’Andal envoyait des mots doux à Vishnou) mais aussi un passeur de connaissance : la perruche de Meenakshi par exemple lui a transmis la connaissance des Chatushashti Kalaa, les 64 arts essentiels des védas.
Toujours à propos de cette transmission du savoir, la croyance populaire veut que là où se trouve un perroquet, c’est le Rishi Sukha Brahmam qui répète le Bhagavata Purana, un des dix-huit Puranas majeurs ou textes sacrés de l’Inde ancienne. On dit que Sukha Brahmam a pris la forme d’un perroquet après sa mort physique pour répéter sans relâche les écritures sacrées.
Les perroquets sont, de plus, affublés de pouvoirs divinatoires. Ceux qui ont déjà visité l’Inde ont peut-être assisté au tirage de carte par des perroquets. Le volatile interpellé par son maître sort de sa cage et choisit une carte qui sera ensuite interprétée.
L’épopée du Ramayana raconte aussi que lorsque Sita et Rama partirent en exile, ils se déguisèrent pour ne pas être reconnus. Quand ils passèrent près du saint Purandhara Dhasar, il ne leur porta aucune attention alors qu’un perroquet perché sur une branche cria « Ram Ram, Sitha Ram ! »
On vient donc de le voir, le perroquet est un symbole puissant en Inde, tout autant attaché aux choses terriennes que spirituelles.
Pour les pandits (érudits hindous), la forme originelle du Toran de mariage est celle composée d’une structure en bois sur laquelle sont représentés des perroquets et seulement des perroquets, pour les raisons que nous avons évoquées en début d’article.
Au fil du temps, le dieu à tête d’éléphant, Ganesha ou/et la croix swastika ont fait leur apparition sur le Toran. Selon les puristes, c’est une ineptie, car, au lieu de terrasser symboliquement le perroquet-démon, on tue Ganesha qui est censé porter chance et enlever les obstacles.
Pour d’autres, Ganesha a sa justification, car les perroquets autour du dieu symboliseraient les onze « Ganas ». Dans l’hindouisme, les Gaṇas sont les soldats du dieu Shiva et leur chef n’est autre que le dieu Ganesha en personne. Ces oiseaux sont alors considérés comme les protecteurs de la maison.
Le nom Toran est aussi donné aux décorations en tissus ou en feuilles de manguier ornant l’entrée principale de la maison ; elles sont généralement placées lors d’occasions festives comme Diwali, la fête des lumières, pour accueillir Lakshmi, la déesse de la prospérité.
Dans l’architecture hindoue, bouddhiste et jaïne, le Toran désigne également une arche ornementale construite à des fins cérémonielles ou commémoratives, pour marquer par exemple la victoire d’un souverain.
Passionnant
Merci Evelyne ! Namaskar ! Mathini