Gavari, l’opéra folk mystique des Bhils

Gardiens de traditions millénaires, les peuples autochtones de l’Inde, connus sous le nom d’Adivasi, préservent un riche héritage culturel à travers des festivals qui nous transportent dans un monde à part. Le festival de Gavari en est une illustration parfaite. Considéré comme un opéra folk mystique du peuple Bhil du Mewar (Rajasthan), il s’articule autour de multiples actes mêlant incantations, chants sacrés, satire sociale et danses extatiques. C’est une immersion profonde dans une culture vivante et spirituelle, où chaque performance raconte une histoire, honore des divinités et renforce les liens communautaires.

Gavari
Une troupe de Gavari dans un village proche d’Udaipur entonnant un chant dédié à Ganesha au début de la pièce

Les origines de Gavari (prononcer « Gueuveuri » – गवरी en hindi) demeurent un mystère. Deux théories principales s’affrontent. La première suggère que ce festival aurait été créé au 16e siècle en réponse à l’oppression des souverains rajpoutes, qui privaient progressivement le peuple Bhil de ses terres ancestrales. Le Gavari aurait alors servi de forme de résistance culturelle.

Une autre théorie, plus ancienne, avance que ce festival est aussi millénaire que le peuple Bhil lui-même. Dans cette perspective, la Gavari ne serait pas une réaction à un événement historique précis, mais une expression culturelle et spirituelle profondément enracinée dans l’identité Bhil depuis des temps immémoriaux.

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Quelques-uns des « acteurs » de la troupe

Le festival de la Gavari s’étend sur une période de 40 jours. Il commence chaque année peu de temps après la fête de  Rakhi, généralement en août. Bien qu’il mette en scène de nombreux personnages, la Gavari est avant tout une célébration dédiée à la déesse hindoue Gauri, une incarnation de la « Shakti« , la force créatrice primordiale de l’univers.

À la fois spirituel et mythologique, ce théâtre Adivasi a su évoluer au fil du temps. Il intègre désormais des aspects sociaux et politiques, reflétant ainsi le contexte de l’époque. Par exemple, la pièce a su adapter son récit en incluant des références à des événements historiques majeurs tels que la colonisation britannique, montrant ainsi sa capacité à rester pertinente et ancrée dans la réalité de son peuple.

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Les musiciens du Gavari, tambour et thali (à droite)

Le festival de la Gavari est une tradition profondément enracinée dans la région du Mewar-Vagar, principalement dans les districts d d’Udaipur, de Rajsamand, de Chittor et de Dungarpur

Il rassemble jusqu’à une trentaine de communautés Bhils, qui se constituent en groupes de 20 à 50 membres. Ces troupes itinérantes parcourent les villages de la région pour y présenter leur spectacle. C’est un mouvement impressionnant, avec plus de 500 représentations qui ont lieu pendant toute la durée du festival, faisant de Gavari un événement majeur de la vie culturelle locale.


Déroulement de Gavari


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Le Bhopa (shaman) invoquant la déesse Gauri avant le début de Gavari

Avant que le festival de la Gavari puisse commencer, chaque village doit obtenir la permission de la déesse Gauri. Cette autorisation, qui est un événement rare, a lieu environ tous les cinq ans.

Pour recevoir ce signe divin, le village invoque la déesse. C’est à ce moment qu’un des villageois entre en transe, comme possédé par la Shakti, la force primordiale de Gauri. Cette transe est perçue comme un signe infaillible, confirmant que le village a été choisi pour accueillir et organiser le festival. C’est le début d’une longue et intense préparation pour la communauté.

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La place du village fait généralement office de scène ouverte

Une fois formée, la troupe, principalement composée d’agriculteurs et de fermiers Bhils, entame une tournée dans une trentaine de villages. Ces représentations ne sont pas choisies au hasard : elles se déroulent en priorité dans les villages où résident les sœurs ou les filles mariées des membres de la troupe.

Dans la tradition indienne, les femmes s’installent dans la famille de leur mari après le mariage. Ce festival devient ainsi un moyen essentiel de maintenir et de renforcer les liens familiaux, en permettant aux hommes de retrouver et de passer du temps avec leurs proches éloignés. C’est une célébration qui, au-delà de son aspect spirituel, a une profonde signification sociale et consolide la cohésion de la communauté.

À l’origine, la Gavari est une période d’austérité pour les acteurs. Bien que ces règles ne soient pas toujours strictement suivies, ceux qui participent au festival s’abstiennent de toute relation sexuelle, d’alcool et de nourriture non végétarienne. Certains vont même jusqu’à éviter les légumes verts. Ces pratiques, qui incluent parfois de ne pas porter de chaussures et de dormir à même le sol, sont une forme de purification spirituelle. On retrouve des rituels de pénitence similaires dans d’autres festivals hindous majeurs, comme Navaratri et Mahashivaratri. Ces périodes d’abstinence et de discipline renforcent la connexion des participants au caractère sacré de l’événement.

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Le centre de la scène où un Trishul est planté et des offrandes sont faites

La représentation de la Gavari se déroule au cœur du village, sur une scène ouverte et circulaire. Les spectateurs se regroupent autour, formant un cercle parfait. Ce lieu, simple et accessible, permet une immersion totale dans le spectacle, créant une atmosphère intime et collective.

Avant le lever de rideau, un Bhopa (chaman) mène un rituel solennel. Il invoque la déesse Gauri par des prières et des pujas. Il utilise une idole pour la représenter, tandis qu’un Dhuni (feu sacré) est allumé et un Trishul (trident), symbole de la Shakti (la force de Gauri) et de Shiva, est planté au centre de la scène. C’est à cet instant que les offrandes sont faites, marquant le début d’un voyage spirituel pour tous les participants..

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Les idoles de Gauri et Shiva placées dans un palanquin posé sur un éléphant

Le spectacle de la Gavari se compose d’une quinzaine d’actes qui peuvent durer jusqu’à cinq heures par jour. La représentation est un mélange d’incantations, de mimes, de parodies, de chants de dévotion et de danses extatiques. L’accompagnement musical est minimaliste, assuré uniquement par le maddal (tambour), le thali (gong) et des cymbales.

À l’exception du début et de la fin, la pièce n’a pas de script fixe. Elle est en constante évolution et s’appuie entièrement sur les talents d’improvisation des acteurs. Ces derniers jours, les représentations se prolongent souvent jusque tard dans la nuit. Le festival se conclut par une cérémonie de visarjan, où la statue de la déesse Gauri est immergée dans l’eau, marquant la fin des quarante jours de festivités.

[ Regardez ! Un des actes de Gavari invoquant Ganesha, le dieu de bon augures ]

En couverture : homme Bhil incarnant une Mata Rai (voir ci-dessous)

Les personnages de la pièce


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Une des « Rai » assise au centre de la scène

Gavari met en scène une multitude de personnages. La troupe dépeint non seulement des humains de diverses origines, qu’il s’agisse de membres de différentes tribus, de politiciens corrompus, de colons britanniques ou de Rajpoutes, mais aussi des déités, des démons et des animaux. Cette riche galerie de personnages permet d’explorer des thèmes variés, mêlant la mythologie à la critique sociale et politique.

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De gauche à droite : Une des Mata Rai de la pièce et un Shaman qui l’accompagne

Trois personnages principaux dominent le spectacle : les deux Mata Rai et le Bhudiya.

Les deux Mata Rai incarnent les déesses Parvati (l’épouse de Shiva) et Mohini (le seul avatar féminin du dieu Vishnu). Elles occupent une place centrale dans la pièce, s’asseyant généralement au cœur du cercle formé par la troupe. Incarnées par des hommes, elles portent un turban serré qui couvre une grande partie de leur visage, leur donnant une allure mystérieuse, rappelant le tagelmust touareg.

Leur costume se distingue par des caractéristiques uniques : deux longues chaînes-bijoux en argent pendent de chaque côté de leur visage, un détail typiquement tribal. Un maang-tikka, bijou de front, est également posé sur leur front, un élément probablement hérité de la culture rajpoute. Ces personnages sont sans aucun doute les plus énigmatiques de la pièce, captant toute l’attention du public.

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Le budiya avec son masque sacré, le seul à en porter un parmi les artistes de Gavari

Le Budiya incarne Bhashmasur, un être mythologique à la fois divin et démoniaque. C’est le seul personnage du festival de la Gavari à porter un masque.

Ce masque, généralement de forme ovale ou ronde (bien que certains soient rectangulaires), se distingue par des cheveux et une moustache faits de crins de cheval. Chaque masque de Budiya est unique et considéré comme hautement sacré. Ils sont des objets précieux qui se transmettent de génération en génération au sein du village, symbolisant un héritage et une continuité spirituelle.

La légende raconte que Bhashmasur, un démon dévoué à Shiva, reçut de lui le pouvoir de tuer par le toucher. Abusant de ce don, il se mit à tuer des innocents. Pour l’arrêter, le dieu Vishnu se transforma en Mohini, une danseuse d’une beauté envoûtante. Fasciné, Bhashmasur imita ses gestes de danse. Lors d’un mouvement, il posa sa main sur sa propre tête et mourut instantanément. En signe de repentir, son âme implora Shiva, qui lui pardonna. Le seigneur de l’univers lui accorda alors d’être vénéré au cours du festival de la Gavari.

Danse avec le Bhudiya

Armé d’un bâton sacré en bois, le Chhari, le Budiya a la tâche essentielle de protéger la scène. Pendant les invocations d’ouverture, il parcourt l’espace en sens inverse du cercle d’artistes pour empêcher toute intrusion extérieure. Après cette phase initiale, le Budiya reste en périphérie du cercle. Il accepte les offrandes des participants au nom de la troupe et confère des bénédictions. Ce rôle met en évidence sa position de médiateur entre les artistes, la communauté et le sacré.

Le masque du Bhudiya à la fin de la représentation

Dans le rituel de fin de Gavari, le masque du Bhudiya, est soigneusement placé dans un panier. Ce dernier devient un réceptacle sacré où sont déposés les objets symboliques utilisés durant la performance : les plumes de paons, les chaînes des Bhopajis, ainsi que des offrandes variées laissées par les spectateurs. Une fois que les rituels sont achevés, l’un des Bhopajis prend le panier sur sa tête et l’emporte. Ce geste final marque la conclusion de la performance et le retour des énergies sacrées dans la communauté.

Un des Bhopajis porte le panier où se trouve le masque

Comme les femmes sont exclues du Gavari, les hommes portent leurs bijoux pour incarner les caractères féminins de la pièce

Ce qui nous frappe la première fois qu’on assiste au Gavari, ce sont les hommes parés de bijoux de femmes, leur donnant une apparence qui n’est pas sans rappeler les hijras, les personnes transgenres en Inde.

Mais, ici, rien à voir avec les hijras. En réalité, les femmes étant exclues des performances de Gavari en raison principalement de leurs menstruations (souvent perçues comme impures en Inde) qui interviennent forcément pendant les 40 jours de la tournée, les hommes endossent alors les rôles féminins de la pièce.

Les hommes parés de bijoux de femmes

Cette forme de discrimination est rare chez les peuples autochtones qui forment généralement une société égalitaire. Est-ce un ajout à posteriori de l’hindouisme brahmanique ou bien l’intégration dans les coutumes Bhils de la culture rajpoute très patriarcale, qui, autrefois, interdisait aux femmes de se montrer en public ?

Caractères de Gavari

Les deux autres personnages récurrents de la pièce sont les Meenas et les Banjaras. La communauté Meena fait aussi partie des adivasis de l’Inde, connue pour ses audacieux guerriers, vivant dans les monts Aravallis du Rajasthan.

Les guerriers Meena

Les Banjaras quant à eux, sont ce qu’on appelle populairement des « gypsies » ; un peuple nomade à l’origine, commerçants réputés et transporteurs de marchandises dans les régions intérieures de l’Inde. Lors de leurs pérégrinations, et plus précisément, quand ils devaient traverser la jungle épaisse des monts Aravallis, les Meenas assuraient leur protection. En échange, les Banjaras leur versaient une taxe appelée « vallavi ».

La plupart du temps, les Banjaras ne s’opposaient pas à cette taxe, mais parfois, ils rechignaient à payer, s’en suivait alors des échauffourées qui sont retranscrites dans le Gavari.

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À gauche, le personnage représentant le Banjara

Le Gavari, un art en voie d’extinction ?


Comme c’est le cas pour beaucoup d’arts traditionnels en Inde qui ont tendance à se fondre dans une masse de plus en plus uniformisée, le théâtre Gavari pourrait bientôt être classé comme un art « en voie d’extinction ».

Il y a plusieurs raisons à cela.

La scolarisation, qui s’est largement étendue en Inde (et c’est une grande avancée), pénalise paradoxalement la transmission de cet art scénique. Le Gavari ne s’apprend pas dans les livres, mais sur le terrain. Or, rares sont les écoles qui permettent aux enfants Bhils de s’absenter pour prendre part aux représentations.

De plus, cet art n’étant ni rémunéré, ni vraiment mis en valeur, peu de jeunes sont intéressés pour reprendre le flambeau, davantage attirés par le chant des sirènes des mégapoles.

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Les enfants bhils apprennent ce théâtre traditionnel sur le terrain, il n’y a pas de scripts pour le Gavari

Fort heureusement, depuis quelques années, certains groupes ont décidé de prendre les choses en main. Les Bhils eux-mêmes tout d’abord qui se sont regroupés ainsi que des ONG locales.

En 2016, le programme gouvernemental « Rediscovering Gavari » (redécouverte du Gavari) a été créé permettant à 12 troupes de venir jouer le Gavari dans différents lieux emblématiques d’Udaipur. Ceci a permis aux touristes nationaux comme internationaux de découvrir ce théâtre hors normes.

Pour mieux protéger cet héritage adivasi, ces mêmes groupes militent pour que le Gavari soit classé « patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO » comme l’est par exemple la musique Baul du Bengale Occidental.

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2 Comments on “Gavari, l’opéra folk mystique des Bhils”

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