Parmi la multitude de temples hindous qui parsèment l’Inde, ceux des 64 yoginis (Chausath Yogini), que l’on peut compter sur les doigts d’une seule main, occupent une place bien particulière. Ces sanctuaires, dédiés au culte tantrique et à la « Shakti », la force créatrice universelle, restent encore une énigme et, étonnamment, très peu de thèses ont été développées à ce sujet ; peut-être est-ce parce que le tantra est un savoir secret qui ne se transmet qu’à un nombre restreint d’initié.e.s ou peut-être aussi est-ce parce que l’histoire a tendance à gommer l’héritage culturel, intellectuel et spirituel des femmes. Il n’en reste pas moins que les yoginis, femmes puissantes, entre mythe et réalité, façonnent notre imaginaire et nous apportent également un complément de réflexion sur la définition du principe féminin.
Les temples des yoginis, je l’ai mentionné en introduction, sont liés au tantra. Le tantra consiste en des techniques et méthodes initiatiques originaires de l’hindouisme et s’étant, par la suite, développé dans le bouddhisme.
Le mot apparaît pour la première fois dans les hymnes du Rig-véda (texte sacré de l’Inde antique) avec le sens de « tissage ». Selon l’anthropologiste Ron Barrett, son terme est basé sur la métaphore du tissage qui implique « l’entrelacement des traditions et des enseignements ».
Les techniques du tantra, enseignées après un long apprentissage auprès d’un maître, auraient pour but de développer les facultés humaines tant mentalement que physiquement dans le but d’atteindre un état de complétude.
Le tantra n’est pas à confondre avec le « tantrisme », un mot inventé par certains yogis occidentaux au 19e siècle, qui associe directement tantra et sexualité.
Tout comme le yoga s’est ramifié en de nombreuses variantes saugrenues, « yoga bière » ou « yoga chocolat » et j’en passe et des meilleures, le « sexe tantrique » repose sur un méli-mélo syncrétique, mais forcément allégeant (sans jeu de mots) puisqu’il promet des prouesses et extases sexuelles ; cependant, il n’a rien à voir ou très peu avec l’essence du tantra.
Je ne vais pas trop développer sur le tantra dans cet article, mais on peut déjà dire ici qu’on distingue deux grands types de tantra, un dit de « la main droite » (Daksinacara) et un autre dit de « la main gauche » (Vamacara).
Le Daksinacara, encore appelé « tantra blanc », implique plusieurs pratiques orthodoxes comme la méditation, le yoga, la récitation de mantras, l’abishekam (rituel sur une statue), le yagam (rituel du feu) et les yantras (figures géométriques, supports graphiques de méditation).
Le Vamacara ou « tantra rouge » comporte plusieurs rituels qualifiés « d’impurs » ou de magie noire par les profanes tels la consommation d’alcool, l’offrande d’animaux et de « maithuna » (unions sexuelles).
En étant connecté au tantra Kapalika et Kaula, le culte des 64 yoginis s’inscrit dans ce tantra rouge.
Selon les adeptes du Vamacara, il s’agit de bafouer les tabous comme moyen de libération, utiliser ce qui est répréhensible pour atteindre la transcendance. Ici, ce ne sont pas les actions ou les offrandes qui sont impures, mais plutôt l’attitude de l’adepte. Si les actes sont effectués avec une conscience élevée, alors, ils ne sont plus immoraux.
À noter néanmoins que les rites du tantra rouge ont très souvent été interprétés à travers le prisme de fantasmes divers. L’historien David Lorenzen écrit d’ailleurs à ce sujet : « il y a une pénurie de sources primaires sur les Kapalikas, et des informations historiques à leur sujet sont disponibles à partir d’œuvres de fiction et d’autres traditions qui les dénigrent ».
« Yogini » dans son sens littéral signifie une femme qui est passée maître dans la discipline du yoga. Par « maître », on entend « réalisation ». Le yoga, qui signifie « union » en sanscrit, n’est pas qu’une pratique physique, c’est un chemin initiatique qui tend à unifier l’être humain avec son aspect spirituel.
La nature des yoginis diffère selon les traditions.
Dans la tradition Shakta, l’une des branches majeures de l’hindouisme, Devi, la déesse suprême de l’univers est considérée comme une « Maha Yogini » (la plus haute yogini), elle incarne la Shakti, l’énergie universelle créatrice sans quoi rien ne peut se manifester. Les yogis considèrent que la Shakti dort dans le corps humain comme un serpent enroulé (kundalini) et doit être réveillée par diverses techniques afin que l’aspirant atteigne un état de béatitude.
Dans la tradition hindoue des Naths, un groupe monastique lié au shivaïsme qui a émergé vers le 13e siècle EC, les yoginis sont des femmes sanyasins (nonnes), pratiquant assidûment les principes du Hatha Yoga ; ce sont des chercheuses avancées et des initiatrices sur le chemin de la connaissance du Soi.
Les yoginis se réfèrent aussi à des entités féminines qui ont acquis des facultés supérieures (siddhi) à travers d’intenses « sadhanas » (pratiques spirituelles). On dit que ces « super women » ayant obtenu une totale maîtrise du corps et de l’esprit avaient des pouvoirs surnaturels comme par exemple la faculté de léviter ou de quitter leur corps à leur guise.
Certains textes font référence aux yoginis comme des femmes-démons s’adonnant à des pratiques de sorcellerie. De là, viennent les superstitions et les peurs qui entourent les temples des yoginis.
Peut-être peut-on dire en conclusion, qu’une yogini n’est ni une personne ordinaire, ni une déesse, mais une femme qui, à l’aide de recherche intérieure, a atteint un niveau de conscience élevé et peut ainsi incarner Devi, la force universelle, la Shakti.
En Inde, le chiffre 8 est sacré et par conséquent son carré, 64, l’est aussi.
La mythologie indienne énonce que de Devi, la Maha Yogini, ont émergé 8 grandes Mères Divines appelées Ashta Matrikas. Ces 8 Matrikas se sont manifestées chacune à leur tour en 8 Shaktis sacrées, résultant ainsi en 64 Yoginis tantriques.
On peut aussi rapprocher le nombre 64 des 64 arts traditionnels connus sous le nom de « Chausath Kalas » qui, dans l’Inde ancienne, faisaient partie intégrante de l’éducation d’une personne. Les différentes poses artistiques des Yoginis dans les temples semblent aller dans ce sens.
Il n’y a pas de liste universellement reconnue des 64 Yoginis aussi, je ne vais pas les citer ici. Voici un lien cependant si vous voulez aller plus loin : www.hindu-blog.com
À partir du 8e siècle environ, les temples des yoginis apparaissent en groupe généralement de 64, mais aussi de 42 et de 81 (qu’on regroupe communément sous le nombre 64). On sait, à partir des inscriptions sur les temples, que le culte des yoginis était florissant du 9e au 12e EC et s’est étendu jusqu’à la fin du 16e siècle. Après cela, il a sombré dans l’oubli.
Selon l’historienne Vidya Dehejia, le culte de ces groupes de yoginis trouverait ses racines dans une source autochtone non-védique : les divinités des tribus auraient été peu à peu intégrées au culte brahmanique. D’autres chercheurs pensent que le culte des 64 yoginis est une forme extrême du tantra et serait apparu au 8e siècle.
Pour ma part, et je rejoins ici les thèses du Shaman Hatley, je pense que les groupes de yoginis existaient depuis des temps illustres, car elles sont déjà mentionnées dans les textes anciens. Je le cite : « les représentations textuelles des yoginis et leur représentation en sculpture suggèrent une continuité directe entre les pratiques décrites dans les textes tantriques et les temples yoginis. »
Étonnamment, les temples des yoginis n’ont été redécouverts qu’au 19e siècle ; leur emplacement bien à l’écart des villes est sûrement l’une des raisons principales. Une autre raison tient à leur mauvaise réputation, rappelons que ces temples étaient des lieux d’initiations ésotériques utilisant le tantra rouge (voir plus haut).
Les temples des yoginis, loin de m’effrayer, me fascinent totalement, ne serait-ce que par leur architecture qui ne suit pas les règles conventionnelles.
Premier fait, ils sont tous hypèthres. Hypèthre est un jargon architectural signifiant « à ciel ouvert ». Pourquoi cette absence de toit ? Aucune certitude n’est évoquée à ce propos ; est-ce la nature des rituels qui demandaient un espace ouvert ou était-ce tout simplement pour l’observation du ciel et des phases de la lune ?
Deuxième fait, les temples sont le plus souvent circulaires avec en leur centre un autel où s’effectuaient probablement les rituels. Généralement, on y trouve la statue du dieu Shiva (la contrepartie masculine) ou un de ses avatars comme Bhairava ou Nataraja (voir plus bas).
Voici pour cette petite intro, prêt pour la visite des temples ?
Je me souviens de ma surprise et de mon enchantement quand j’ai découvert le temple d’Hirapur, situé en pleine campagne, à 20 km de Bhubaneshwar. Cela ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu voir auparavant. Ce long chapelet de déesses disposées en cercle était juste magique, dans le bon sens du terme.
Le temple n’a été redécouvert qu’en 1952, chose surprenante quand on sait qu’il se trouve non loin des fameux temples des rois Kalinga.
On entre à l’intérieur du sanctuaire par une porte étroite et basse flanquée de chaque côté d’une paire de Dvarapala mâles (les gardiens du temple) ; elle donne sur un petit espace circulaire à ciel ouvert d’environ 8 mètres de diamètre. Le mur, composé de bloc de grès, contient 60 niches abritant chacune une statue d’une yogini en schiste noir. On peut dire que c’est le temple yogini où les statues sont les mieux conservées.
Chaque statue s’affiche dans des poses différentes, debout sur leur « Vahana » (leur véhicule-animal) ; leur visage est souriant et leur corps voluptueux ne porte qu’une simple pièce de tissu sur les hanches. Les yoginis entourent l’image principale de la féroce déesse Kali debout sur une tête humaine.
Au centre du cercle siège le Chandi Mandapa, l’autel, sur lequel 3 autres yoginis sont sculptées (il y a en avait 4 auparavant) ainsi que 4 images de Bhairava (Shiva sous sa forme féroce), un debout et quatre assis, tous pourvus d’un Urdhva linga, un pénis en érection.
Si on dessine le plan de ce temple, on s’aperçoit qu’il prend la forme d’un Shiva-lingam, symbolisant l’union créatrice ou le cosmos (voir la signification du shiva lingam dans un autre article).
Sur le mur extérieur du temple, on trouve neuf déesses Katyayani, les neufs manifestations de la déesse Durga, avec des visages plus durs.
Ranipur-Jharial, situé aussi dans l’Odisha, fut le premier des 64 yoginis être redécouvert (1853). Tout comme celui d’Hirapur, il est circulaire et hypèthre. On pense que ce centre spirituel datant du 9e et10e siècle était bien plus important auparavant au vu des nombreux vestiges qui entourent le temple principal.
62 des 64 statues des yoginis ont survécu et sont maintenant protégées par une grille bleue peu esthétique. Ici, elles sont dépeintes dans une des 108 « Karanas », les transitions clés de la danse classique indienne. On notera que quatorze d’entre elles ont une tête d’animal, entre autres : chat, éléphant, serpent, cheval, buffle, antilope, léopard et aussi truie. Selon le tantra, le yoginis étaient métamorphes et avaient le pouvoir de se transformer en animal.
Au centre, un temple à quatre piliers abrite une statue de Shiva-Nataraja, le danseur cosmique. Il est doté de trois têtes et de bras armés ainsi que d’un urdhva linga.
Le temple des 64 yoginis de Mitaoli est situé autour de Morena, au nord du Madhya Pradesh ; région encore peu connue qui, soit dit en passant, regorge d’autres petites merveilles architecturales (voir les trésors cachés du Madhya Pradesh).
C’est sûrement l’un des 64 yoginis les plus impressionnants du fait de sa taille (le plus grand) et de son emplacement sur un promontoire rocheux de 30 m de haut perdu en pleine nature. On dit qu’il a servi de modèle pour le Parlement indien.
On y accède en grimpant une centaine de marches qui nous laissent à loisir découvrir un panorama de plaines et de champs. L’entrée est découpée dans le mur d’enceinte lui-même et s’ouvre sur un immense espace de 52 mètres de diamètre.
Le mur circulaire contient 65 chambres qui abritent chacune un Shivalingam qui a remplacé les statues des yoginis originelles (64 yoginis et une de Devi).
Au centre, comme dans les temples précédents, se trouve un mandapa circulaire à colonnades consacré au seigneur Shiva.
La surface du mur extérieur était autrefois décorée de statues de couples dont on ne distingue que vaguement les formes maintenant.
Également appelé le « Golaki Math » (« loge circulaire »), le temple de Bhedaghat est posé au sommet d’une colline au-dessus de la rivière Narmada à Bhedaghat (d’ou son nom), à quelques kilometres de Jagdalpur. Chose exceptionnelle, il possède 81 sanctuaires de yoginis au lieu des 64 habituels, cependant d’une façon générale, il a été inclus parmi les 64 yoginis.
Ce temple circulaire de 38 mètres aurait été construit au début du 11e siècle EC par le roi Yuvaraja II, de la dynastie des Kalachuris de Tripuri.
Les yoginis sont ici représentées quasiment à taille réelle et affichent des formes très voluptueuses. Un autre exemple de la liberté de représentation du corps de la femme à cette époque.
La plupart des images des yoginis ont cependant été vandalisées. Parmi les statues qui ont survécu, celle de Kamada (« la donneuse d’amour ») retient particulièrement l’attention : elle comprend une yoni-pouja, c’est-à-dire un rituel consacré au vagin. La yogini « Erudi », à tête de cheval, est aussi en parfait état.
Le temple central qui est en réalité excentré est dédié à Gauri-Shankar et semble avoir été construit plusieurs siècles après le temple circulaire. Il comprend les statues de Shiva et Parvati en schiste noir et est toujours en activité.
Le cinquième temple des 64 yoginis se trouve à Khajuraho (toujours dans le Madhya Pradesh) à quelques kilomètres des fameux temples du même nom. Il ne reste que quelques ruines de ce sanctuaire et, contrairement aux autres, il n’est pas de forme circulaire mais rectangulaire.
Il n’y a plus de statues de yoginis dans le temple, mais on suppose qu’hormis une seule cellule beaucoup plus grande qui était consacrée à la déesse Durga, chacune des autres cellules abritaient une image d’une yogini.
Lors d’excavation sur le site, trois grandes statues de Matrikas, les déesses mère, (Brahmani, Maheshvari et Mahishamardini) ont été trouvées ; elles sont maintenant conservées au musée de Khajuraho.
Dans les villages de Dudhai et Badoh dans le Madhya Pradesh, on découvre les ruines clairsemées de temples circulaires qui contenaient 42 niches dédiées aux yoginis, ils sont adjacents à d’autres vestiges de temples jaïns et hindous.
On trouve les traces d’autres temples aux yoginis disséminés un peu partout en Inde. Il ne reste le plus souvent de ces sanctuaires que quelques « vieilles pierres » envahies par la nature. Ont-ils subi l’usure du temps ou bien y a-t-il eu une volonté délibérée d’effacer cette partie bien spécifique de l’héritage de l’Inde ?
Merci pour ce beau reportage merci de nous faire en c’est
temps ou nous ne pouvons voyager
Merci
cordialement
Merci Ady 🙂 De notre côté, on attend aussi impatiemment le retour des voyageurs en Inde !